Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

La ferme de Jeffrey Salter.

Publié le par Renaud

Chapitre 1
La ferme de Jeffrey Salter.

Par l'intermédiaire d'Alice au pays des merveilles, Tim Burton s'est invité dans mon salon. Les enfants sont fascinés pour la millième fois par l'excellent jeu de Johnny Depp incarnant le rôle de monsieur le Chapelier fou. Il est suivi de près par Luc Besson, qui lui est venu avec Arthur et les minimoys. Arthur lui-même doit commencer à se lasser de nous car j'ai pu constater une pointe d'agacement et un certain relâchement dans son jeu. De mon côté, j'ai un peu de mal à penser à autre chose qu'à mon exploration du lendemain. Un endroit qui m'a longuement été détaillé par une jeune urbexeuse à l’œil affuté qui se prénomme "Colline".

Il est aux alentours de sept heures quand je me présente devant la longue allée qui mène au domaine. Il s'agit d'une vielle ferme abandonnée depuis bien longtemps. La visite en elle-même ne présente que très peu d'intérêt. La majorité des bâtiments ont subi les assauts du temps. C'est donc assez rapidement que je me dirige vers la cave que m'a fortement conseillé Colline. "Elle regorge de petits trésors". Je constate qu'elle ne s'était pas trompée. Des centaines et des centaines d'exercices comptables jonchent le sol. Le premier que je saisis est daté de 1942. Écriture à la plume, papier jaunie. Le genre de trésor que seuls les urbexeurs peuvent apprécier...

Sans m'en rendre compte, je vais passer plus de deux heures dans ce sous-sol envahi par la poussière. Chacun de mes pas génère un nuage de terre battue qui peine à se dissiper. Une bouffée d'air s'impose. En sortant j'aperçois un vieil homme assis à l'ombre d'un platane. Mince, voilà qui pourrait compromettre la suite de ma visite. Bien évidemment, je ne pouvais pas savoir à ce moment-là que ce sympathique personnage serait le sujet central de mon exploration, car une heure plus tard, je me retrouverai confronté à la plus incroyable des situations qu'il m'ait été donné de vivre en urbex.

La ferme de Jeffrey Salter.
La ferme de Jeffrey Salter.

Je poursuis ma visite en prenant soin de ne pas me faire voir par cet individu. Des écuries, des entrepôts et les restes de ce qui semble être une Jeep Willys. Je suis surpris car je sais pertinemment que ce n'est pas le genre de véhicule qu'utilisent les paysans habituellement. Que peut bien faire ce véhicule ici ? Il ne me faudra pas longtemps pour le découvrir car sur le chemin du retour qui mène à ma voiture, le vieil homme m’interpelle : _Hey my friend ! Un Anglais ? Que peut-il bien faire ici ? _Que faites-vous là ? me demande-t-il. Je m'avance vers lui et essayant de paraitre le plus serein possible, lui explique la raison de ma présence, l'urbex la photo etc etc ... Il m'écoute sans mot dire, puis jugeant qu'il en avait assez entendu me coupe franchement la parole et se présente à son tour : _Je m'appelle Jeffrey Salter, je viens de Pensacola en Floride. _Votre Français est très bon, lui dis-je, ou l'avez-vous appris ? _Ici, s’empresse-t-il de répondre fier de lui. De plus en plus intrigué je lui demande : _Vous êtes en vacances ? _Oooooh non mon ami, et se penchant vers moi comme pour me glisser un secret à l’oreille il poursuit en me disant à voix basse: _ Il fallait que je revienne... Bien conscient d’avoir semé le trouble dans mon esprit, il recule pour mieux observer ma réaction.

Jeffrey est de forte corpulence. Malgré ses 85 ans il reste solide et imposant. 1m80 pour 80 kg, je devine aisément le jeune homme qu’il a été. Ses cheveux sont d’un blanc éclatant. Parfaitement peignés vers l’arrière, pas la moindre mèche qui dépasse. Il porte une moustache taillée au millimètre dont il prend soin d’en rouler les pointes régulièrement entre le pouce et l’index. Ses joues rouges ne laissent aucun doute quant à l’abus de certains breuvages fortement alcoolisés. Mais ce qui est le plus frappant chez ce gentil monsieur, c’est sans nul doute sa capacité à soutenir n'importe quel regard. Il ne cligne pas des yeux, ne regarde pas ailleurs que droit dans les vôtres. Une arme redoutable qu'il utilise comme outil de persuasion. Fronçant les sourcils, se rapprochant au plus près, n'hésitant pas à envahir votre zone de confort, Jeffrey Salter ne vous laisse pas d'autres choix que d’être d'accord avec lui.

La ferme de Jeffrey Salter.

_Revenir ? Oui c'est une très belle région, les touristes y reviennent toujours, lui dis-je prêchant le faux pour savoir le vrai... _Vous n'y êtes pas du tout mon bon monsieur. J'ai vécu ici mais j'y ai surtout combattu les Allemands. Il s’arrête pour réfléchir puis ajoute: _Mais c'est une très longue histoire jeune homme, cela ne vous intéressera pas. Peu importe l'issue de cette conversation, peu importe ce que va me raconter Jeffrey, je prends conscience au fil des minutes que je m’apprête à vivre un moment particulier et que cette journée est loin d'être terminée.

_Ah mais si si! Je suis tout ouïe, ayant bien compris qu'il brule d’envie de m’en dire plus. _J'ai débarqué en Provence en 1944, à Golf Juan plus précisément. J'étais jeune, j'étais fort et je n'avais peur de rien. Les ordres étaient très clairs : foutre une trempe aux boches, il s’arrête pour réfléchir. Oui c'est comme cela que vous les appeliez... Cela n'a pas était aussi simple que nous l’avions imaginé, ils se sont défendus comme des chiens, these fucking bastards of nazis !!!!! L’espace de quelques seconde Jeffrey me laisse entrevoir son côté révolté. Il reprend : _Beaucoup de GI sont tombés, j'ai eu beaucoup de chance. _Avez-vous été blessé ? _Jamais, mais il n’y a pas un jour ou le souvenir de mes amis restés ici ne me revient en mémoire. Le bruit des obus, les cris, les balles qui sifflent, tout cela n’est rien comparé à cette fucking odeur de chaire brulée. Vous êtes né à la bonne époque jeune homme, rajoute-t-il.

La ferme de Jeffrey Salter.

En écoutant cet homme me raconter les atrocités qui le hante encore aujourd’hui, je n'ai pu m’empêcher de penser « oui je suis né à la bonne époque… sinon qu’aurais je fait à la place de tous ces hommes ? Aurais-je trouvé le courage pour affronter les troupes Allemandes ? Aurais-je eu assez de courage pour devenir un résistant ? Je ne sais pas. Comment ne pas avoir une pensée pour tous ces héros qui ont lutté pour qu’aujourd’hui nous puissions disposer de nos vies comme bon nous semble? Mon grand-père s’est-il posé autant de questions au moment de s’évader d’un camp de prisonniers de guerre en Allemagne ? Camp devenu tristement célèbre par la suite car transformé en camp de la mort. Les nazis lui ont donné l’effroyable nom de Buchenwald. Par cet acte Jean s'est hissé au rang de héros au sein de notre famille, incarnant malgré lui le rôle d'un modèle de courage pour les générations à venir.

_Oh le photographe ! A quoi pensez-vous ? _A mon grand-père. _Il s'en est tiré ? _De la guerre oui, du cancer non. Jeffrey lança quelques jurons en Anglais. Puis il poursuit :

_Une fois la Provence délivrée des Allemands, tous les gars de ma compagnie se sont retrouvés ici. Nous étions trois cents hommes. _Trois cents hommes !! Cela fait beaucoup de monde...que faisiez-vous de vos journées ? _Quelques missions à droite à gauche mais nous devions surtout pourchasser les Allemands en remontant par le Rhône et les prendre en tenaille grâce aux gars débarqués en Normandie. Pas moi, moi j'étais le chauffeur du boss, dit-il en me faisant un clin d'œil. Les officiers étaient en charge d’organiser les manœuvres et rien de mieux que cet endroit pour le faire. Nous assurions l’arrière garde. Ce qui me laissait beaucoup de temps libre, rajouta-t-il avec cet air malin que je commençais à bien connaître. Me souvenant de la Jeep que je venais de photographier, je lui fis remarquer: _Je viens de voir les restes d’une Jeep, croyez-vous que cela puisse être la vôtre ? _Elle est loin ? me demanda-t-il. _Deux cents mètres, lui dis-je. A peine ai-je fini de lui répondre que Jeffrey était déjà debout. _Let's go, dit-il visiblement séduit par l’idée.

Une fois sur place il prit soin d’en faire le tour, l’inspectant sous toutes les coutures. _Impossible de vous dire s’il s’agit de la mienne. Le boss en avait fait cadeau au patron de la ferme avant de partir, alors… qui sait ? En retournant nous installer sous le platane, Jeffrey insista pour faire un petit détour. Il me conduit devant un petit bâtiment et dit : _C’est là, c’est ici que je logeais. Sans un mot il gravit les quelques marches menant au minuscule studio. Une fois à l’intérieur il laissa échapper un long soupir. Pour la première fois je le vis ému. _Je vous attends en bas, lui dis-je gêné.

La Jeep et le petit studio de Jeffrey
La Jeep et le petit studio de Jeffrey

La Jeep et le petit studio de Jeffrey

Une fois revenus sous notre platane, Jeffrey reprit le cour de son histoire … mais quelque chose me turlupine : je ne sais toujours pas ce qu'il fait là. _C'est donc par nostalgie que vous êtes revenu ici ? _Non, je suis surtout revenu pour revoir quelqu'un. _Quelqu’un qui habitait ici? Le propriétaire? _Le patron?! dit-il, non! Il ne parlait à personne, un homme dur… Giuseppé Nozzi. Il ne pensait qu'à ses intérêts… pas grands chose à en dire. Il était le père de plusieurs garçons et se penchant vers moi une nouvelle fois, il ajouta en murmurant : _Je préférais la compagnie de sa fille, Chiara... _Et donc vous êtes revenu pour elle ? Il se mit à rire: _Ahah, je reconnais bien là le coté fleur bleu des français, dit-il avec son accent parfois à la limite de l'incompréhension. Non, je ne suis pas là pour elle.... Le but de ma visite est tout autre. Il faut savoir que les distractions étaient bien rares, en dehors d’aller au bar une fois le soir venu, il n’y avait pas grand-chose à faire. Les gars avaient du mal à trouver du whisky. Alors, François le gérant du bar ou nous nous rendions avait concocté un mélange de calva et de caramel. Nous nous sommes contentés de cette boisson à défaut de whisky. Plus tard, il a voulu étendre son business en dehors du bar et pour cela il avait besoin de moi, car il avait la matière première mais pas les clients… moi si. Nous allions à Marseille faire la tournée de toutes les casernes pour vendre notre boisson improbable... Avec le temps François est devenu mon ami. Un ami pour la vie...

Tout à gauche, le platane ou j'ai rencontré Jeffrey.

Tout à gauche, le platane ou j'ai rencontré Jeffrey.

Du calva mélangé à du caramel, il n’y a vraiment qu’ici que l’on peut voir cela, me dis-je.

_Et vous avez gardé le contact avec François? _Oui, nous avons entretenu une correspondance pendant de nombreuses années et puis avec le temps, les lettres se sont espacées et ont fini par disparaître totalement au bout d’un moment. C’est pour le revoir que je suis ici. _Mais vous êtes sûr qu’il est toujours là ? _Oui, il ne quittera jamais son village. _Je peux vous y amener si vous le souhaitez ? Croisant les doigts pour qu’il accepte. _Oui, dit-il, en plus je mangerais bien un morceau. Venez je vous invite, nous allons au bar.

Tout au long du trajet Jeffrey reste silencieux, prenant uniquement la parole pour se moquer franchement de ma voiture, sans oublier d’égratigner au passage l’industrie automobile Française. _My god! Je ne reconnais plus rien dit-il, alors que nous traversions le village. De mon côté, je n'ai pu m’empêcher de m’interroger sur l’éventuelle présence de ce fameux François. Faire autant de kilomètres pour au final s’entendre dire qu’il ne vit plus ici serait une déception, mais pour l’heure je suis visiblement le seul à m’en inquiéter.

Au moment où nous entrons dans « Le coin des joyeux » (tel est le nom du bar à ce jour) Jeffrey me rappelle pour la troisième fois de ne pas oublier de lui commander son jambon beurre. _Et demandez également monsieur François Péretti! François Peretti, voilà un nom bien de chez nous. Sans le savoir ce monsieur m’aura embarqué dans une histoire rocambolesque, ponctuée de surprises et à l’issue incertaine. L’heure a beau filer à la vitesse de la lumière, je suis absolument incapable de décrocher. Comme si un dénouement improbable était sur le point de se produire.

La ferme de Jeffrey Salter.

_Bonjour monsieur, un jambon beurre s’il vous plait. Confortablement installé à sa table, Jeffrey me coupe la parole pour ajouter : _Dans une baguette please! Ces Américains… comme si ici on pouvait avoir un sandwich autrement que dans une baguette. _Dites, je suis à la recherche de quelqu’un qui s’appelle François Péretti, cela vous parle ? _Ben des François Péretti il n’y en a qu’un hein… c’est le patron du restaurant d’en face. _Et sans vouloir abuser vous pourriez l’appeler s’il vous plait? _Attendez là, je lui passe un coup de fil. Je n’en crois pas mes oreilles. Après toutes ces années le type n’a pas bougé d’un poil. Il a visiblement vendu son bar pour racheter le restaurant juste en face. C’est ce que me confirmera plus tard le barman. _Oh tchoi ! Ramène-toi ! Il y a quelqu’un qui te demande ici. Oh tchoi ! J’ai pas le temps de rigoler, j’ai du monde au bar ! J’ai beau regarder autour de moi, en dehors de quelques boulistes affairés à raviver la braise d’un vieux barbecue, je ne vois franchement personne. _Qui le demande? _Jeffrey, lui dis-je. _Eh ma foi !!! Qu’est-ce que j’en sais moi ! Tu viens c’est tout ! _Dix minutes dit-il en soupirant.

Fin de la première partie.

La ferme de Jeffrey Salter.
Commenter cet article
R
ça déchire !!!!!!!!!!!!!
Répondre
R
Le titre sonne comme une nouvelle de Norman Mac Lean. On imagine déjà une ferme du Montana. Les grands espaces. Les limites de la réserve indienne toute proche décrite par Jim Harrison. Et pourtant c'est Norman Mailer qui nous surprend. Souvenirs de guerre. L'époque nous éclate en pleine face. Nos cousins du nouveau monde sont venus défendre leur chère liberté si loin de chez eux, si près de nous. La rencontre est de celle qui marque la démarche de celui qui cherche à marquer le passé. Papier glacé mais pas figé. Les personnages du décor s'animent. Même la jeep Willys reprend vie, reprend des couleurs : le témoignage le plus symbolique de la présence américaine à cette époque, la mythique jeep Willys, au même titre que l'Harley Davidson WL de 1942, la fameuse "latérale", La rencontre est magique. L'instant est mythique. Le récit se dessine comme le scénario rêvé. Le reportage photo prend des allures de documentaire historique servi par deux acteurs plus vrais que nature. Quand Renaud rencontre Jeffrey. To be continued...
Répondre
C
Wouahhhh !!!!! Tu as réussi a faire couler une petite larme en lisant ces petits touchant sur papy.<br /> Ton texte est superbe comme dab. Vivement la suite. Je t'aime et tu me manques. Bises a vous 4 sans oublier Marilou et Mathilde <3
Répondre
B
Alors, elle arrive la suite ? :-)<br /> Excellente ton histoire Renaud... bravo !
Répondre
R
Merci beaucoup Robert. La suite est en préparation.